La rupture étrange

Publié le par Mathilde

Un courant d'air le fit frissonner. Depuis qu'Annie était partie, le laissant seul avec les enfants, il grelottait au moindre petit vent. Il avait petit à petit réalisé combien elle l'avait protégé du monde pendant ces années vécues ensemble. Elle n'avait pas fait écran qu'au froid, mais aux mal intentionnés, au spectacle malheureux du monde en perdition, à la laideur dont l'âme humaine peut se vêtir. Elle n'avait jamais cru Jean capable d'affronter toute cette horreur. Elle s'était dressée entre lui et la réalité, brandissant, telle Athéna, son bouclier protecteur. Il s'était bien gardé de la détromper. Il percevait avec une acuité perçante ce qu'elle tentait de lui cacher, mais il aimait tellement voir son profil de guerrière en action qu'il la laissait dans son illusion. Tout de même, quand elle lui avait annoncé qu'elle s'en allait, il eut la sensation qu'on ouvrait devant lui les portes de l'enfer. Jusqu'à présent, il avait vu la vie au travers de persiennes. Tout à coup Annie avait ouvert les volets en grand, laissant entrer une lumière aveuglante, cruelle, sans concession.

"Jean, je te quitte".

"Quoi? Qu'est-ce que tu racontes?"

"Il faut que je te quitte, que je vous quitte, toi et les enfants"

Un train en pleine poire.

"Mais, qu'est-ce qui te prend?"

"J'ai décidé de rejoindre Richard pour m'occuper des enfants des rues. Je dois faire quelque chose pour le monde"

"Mais t'es pas bien! Et tes enfants, tu ne penses pas qu'ils vaillent le coup que tu t'en occupes?"

Quant à leurs enfants, Annie voulait leur offrir un monde meilleur. C'est pour cela qu'elle partait. Pour eux. Et elle avait entièrement confiance en Jean pour les faire grandir et les épanouir. Disait-elle.

Jean avait tempêté.

"J'ai jamais entendu des excuses aussi bidon! Tu veux te taper Richard, c'est ça? J'ai bien vu que tu le faisais du gringue l'autre soir chez les Lamartin. T'as fait mine de t'intéresser à ses histoires d'enfants des rues, d'orphelinats. Mais c'est après son cul, que tu en as. Rien d'autre! La charité chrétienne, tu t'en balances. S'il ne t'était pas resté un fond de décence, tu l'aurais violé sur place!"

Annie l'avait torpillé.

"Connard! T'es pas foutu de t'intéresser un minimum à ce qui ce passe autour de toi. Tout ce qui retient ton intérêt tient dans 70 m2. Ta vie, tes gosses, ton confort, tes bouquins, tes legos. Alors forcément, l'altruisme, ça te dépasse! Ca peut pas passer les frontières de ton petit monde étriqué!"

La nuit avait été blanche. C'est curieux qu'on appelle ces nuits sans sommeil "blanches", alors qu'elles peuvent être d'une noirceur épouvantable. Annie n'avait pas pris la peine d'informer elle-même les enfants. Elle était partie au petit matin alors que Jean se douchait. Elle laissa juste un "pardon" sur la porte du frigo. Elle avait emporté une valise, quelques vêtements. Rien d'autre. Jean ne comprenait pas. Cela ne ressemblait à Annie. Fuir le face à face avec ses enfants, ce n'était pas elle. Ils avaient eu beau s'engueuler copieusement toute cette nuit, le ton d'Annie semblait incertain parfois. Elle l'avait regardé à plusieurs reprises avec des yeux qui disaient autre chose que ce que débitait sa bouche. Il avait tenté d'aller chercher au fond de ce regard, d'aller gratter tout au fond comme on le fait d'une aiguille pour extraire la totalité d'une bigorneau caché dans les coins les plus reculés de sa coquille. Mais elle était restée totalement étanche, inatteignable.

Bien évidemment, les mots avaient dépassé les pensées. Il l'avait matraquée toute la nuit de sa colère, de sa tristesse. Elle le laissait faire. Parfois, elle se rebiffait, et sifflait des vérités pas bonnes à dire, puis le laisser expulser sa hargne, le contemplant de ses grands yeux qui voulaient, le croyait-il, dire autre chose.

Il se sentait creux, sonné. Il vacillait.

"Papa? Elle est où Maman?"

Merde. Les gosses. Il était pas du tout prêt à leur parler. Pas du tout. Il était complètement dispersé, incapable d'une pensée cohérente.

"Elle a dû partir tôt pour le travail. C'est moi qui vous emmène à l'école."

Petit déjeuner. Mécanique. Les enfants qui babillent, se chamaillent. Le père, groggy, qui les regarde sans les voir.

"Ca va, Papa?"

"Oui, ma chérie. Il faut qu'on y aille, vous allez être en retard".

Les chaussures, les blousons, les cartables. Heureusement, Lucien et Ophélie étaient rodés, et ce jour-là, sentant sa distraction, ils pensaient pour leur père. Le coup de bol. Voiture, bisous, à ce soir, mes amours.

Il appela le bureau.

"Je peux pas venir. Grippe carabinée. Je ne sais pas quand je reviens".

"Comment ça, vous ne savez pas quand vous revenez? Vous avez un arrêt de travail, non?"

Il bredouilla un truc incohérent et raccrocha. Impossible de penser plus loin que l'immédiat.

Publié dans Mes petits écrits

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